26.
Dans la première pièce de sa confortable demeure, Ouserhat le Lion avait rendu hommage aux ancêtres en déposant des fleurs sur la table d’offrande et il s’amusait à transformer un morceau de sycomore en canard aux ailes articulées avec lequel ses deux filles joueraient pendant des heures.
— J’attendais ta visite, dit-il au maître d’œuvre.
— Et moi, j’attends tes explications.
Ouserhat reposa le ciseau et le canard inachevé, puis il fit face à Néfer le Silencieux. Le torse puissant de l’artisan frémissait d’indignation.
— Je suis le chef sculpteur de l’équipe de droite, et même mes confrères de l’équipe de gauche me considèrent comme leur maître. Est-ce bien exact ?
— C’est bien exact.
— En ce cas, je ne saurais admettre le comportement injurieux d’Ipouy l’Examinateur à mon égard ! Depuis qu’il a tenu un éventail pour donner de l’ombre au pharaon, ce prétentieux se croit tout permis. Dans ces conditions, ma décision est prise : tant qu’il ne sera pas exclu de la confrérie, je ne reprendrai pas le travail et l’atelier de sculpture sera fermé.
Le maître d’œuvre aurait pu, lui aussi, s’indigner de manière véhémente et rappeler à Ouserhat que son attitude n’était pas conforme à la règle de la confrérie, et qu’elle ne valait guère mieux que celle de Paneb. Mais c’eût été jeter de l’huile sur le feu et risquer d’aggraver la situation au moment où le Silencieux avait besoin d’une équipe cohérente pour entreprendre deux chantiers majeurs.
Aussi Néfer préféra-t-il s’asseoir sur un tabouret et tenter de vider l’abcès.
— Que reproches-tu à Ipouy ?
Le chef sculpteur s’assit à son tour.
— Connais-tu le prix d’un beau porc ?
— Environ deux paniers ordinaires, estima le maître d’œuvre.
— Je comptais en acheter trois et j’en offrais un excellent prix : un panier de luxe ! L’affaire semblait conclue, mais le vendeur m’a prévenu qu’il avait un meilleur client qui lui offrait... un lit ! Un lit simple, mais tout de même... Une offre exorbitante sans rapport avec la valeur réelle de trois porcs ! Et sais-tu quel est le malhonnête qui s’amuse à provoquer cette inflation ? Ipouy l’Examinateur, mon collègue sculpteur. Il savait fort bien que ces porcs m’étaient destinés, mais il les a acquis à n’importe quel prix pour me narguer !
— Admettons... Mais pourquoi cette rivalité ?
— Parce que nous ne sommes pas d’accord sur le prix de vente d’une statue en calcaire que nous devons livrer au supérieur des greniers de Karnak. Ipouy en exige beaucoup trop, à mon goût, et il refuse d’admettre mon point de vue. Si je suis bien son supérieur, qu’il m’obéisse ! Sinon, plus de sculpture.
— Tu as raison.
Le visage d’Ouserhat s’illumina.
— Je t’ai toujours soutenu, Néfer, et je ne le regrette pas ! Quand réuniras-tu le tribunal pour prononcer l’exclusion d’Ipouy ?
— Il y a plus urgent.
— Ah... Quoi donc ?
— Prévenir le vendeur de porcs qu’il n’effectuera plus aucune transaction sur des bases insensées. S’il persiste, plus personne ne lui achètera ses bêtes ; et si c’est Ipouy seul qui persiste, il se ruinera.
— Bien, bien... Mais pour le prix de la statue ?
— Je te l’ai dit, tu as raison : plus de sculpture. La commande est annulée, vous ne livrerez aucune statue au supérieur des greniers. Ipouy aura tout perdu, et ton honneur sera sauf.
— Certes, mais c’est un gros manque à gagner... On pourrait peut-être transiger.
— Toi, transiger avec Ipouy ?
— Non, bien sûr, mais tout de même... Avec ton autorité, tu pourrais lui parler et lui faire admettre son erreur. On achèverait la statue et on la vendrait au prix que tu aurais déterminé.
— À ces conditions-là, accepterais-tu de te réconcilier avec Ipouy ?
Ouserhat le Lion offrit une coupe d’eau fraîche au maître d’œuvre.
— Au fond, ce n’est pas un mauvais bougre... Mais le chef sculpteur, c’est moi !
— Si nous allions ouvrir l’atelier ?
Ouserhat bomba le torse.
— C’est mon devoir, et je suis fier de l’accomplir. Dis-moi, Néfer... Ne me juges-tu pas un peu prétentieux, moi aussi, et peut-être plus stupide qu’Ipouy ?
— L’important, c’est l’œuvre que nous avons à accomplir. Je n’ai envie de vous juger ni l’un ni l’autre.
Sous le regard de Néfer le Silencieux, Rénoupé le Jovial coupait du bois pendant qu’Ipouy l’Examinateur affinait un pilier « stabilité » avec une herminette. Dans un coin de l’atelier, un masque funéraire et un sarcophage.
Ouserhat le Lion avait terminé l’ébauche de la statue représentant un dignitaire agenouillé, les mains posées à plat sur les cuisses, le regard levé vers le ciel. Il achevait le premier polissage au moyen d’une pâte abrasive à base de poudre de quartz qu’il appliquait avec douceur.
Le regarder travailler était fascinant : il caressait la statue, lui murmurait des confidences sur la manière dont il allait la rendre vivante et gardait un rythme si régulier qu’il exigeait une totale maîtrise de son souffle et de sa main.
Ouserhat tendit une scie à Ipouy.
— À ton tour.
Leurs regards s’affrontèrent. Dans celui d’Ouserhat, une rigueur dépourvue d’animosité ; dans celui d’Ipouy, du respect et de l’amitié.
L’Examinateur repéra les lignes rouges qu’Ouserhat avait tracées sur le calcaire pour définir les contours de la statue. Avec une remarquable sûreté d’exécution, il découpa les morceaux de pierre inutiles afin d’obtenir la silhouette que désirait le chef sculpteur.
La figure de l’homme en prière commençait à naître.
Ce fut Rénoupé le Jovial qui se chargea avec enthousiasme du deuxième polissage, trop heureux de voir ses collègues réconciliés.
— Quand tu auras terminé, annonça Ouserhat, je percerai les oreilles, les yeux et les mains avec un foret en silex ; Ipouy séparera les jambes à l’aide d’un tube creux en cuivre qu’il tournera entre ses mains, et je procéderai moi-même au dernier polissage, le plus délicat, car il fixera à jamais le modelé du visage et du corps. Ce sera une belle statue, compagnons, je vous le promets !
— Hâtez-vous de la finir, exigea le maître d’œuvre, car vous n’allez pas manquer de travail dans les mois à venir. Nous aurons besoin de nouvelles statues de bois pour la fête d’Amenhotep Ier, notre fondateur, et de plusieurs statues de culte du pharaon Mérenptah.
Les trois sculpteurs auraient dû s’attendre à cette décision, mais l’entendre de la bouche même du maître d’œuvre lui donnait une autre dimension. Soudain, l’ampleur et la difficulté de l’œuvre à réaliser leur sautaient au visage.
— Il nous faudra une grande quantité de pierres de première qualité, prévint Ouserhat le Lion.
— J’envoie des messages aux principales carrières dès aujourd’hui, promit Néfer. Vous disposerez également d’outils neufs et de tout le matériel nécessaire.
— Faudra-t-il rogner sur nos jours de vacances ?
— Pour être franc, ce n’est pas impossible. La Place de Vérité devra se montrer à la hauteur de sa réputation, et j’ai le sentiment qu’il faudra éviter de perdre du temps.
— Nous ne risquons pas de nous ennuyer, constata le Jovial en se grattant la tête. Quand disposerons-nous d’un portrait officiel du roi ?
— Le voici, dit le maître d’œuvre en dévoilant un modèle en plâtre qui représentait un Mérenptah austère, dont la noblesse de traits était digne de celle de Ramsès le Grand.
— Tu n’as pas perdu la main, constata Ouserhat ; le véritable maître sculpteur, c’est toi.
— Tu m’as tout appris... Je compte sur vous pour créer des colosses, des statues debout en Osiris, des statues assises et d’autres dans la posture de l’offrande.
Ched le Sauveur pénétra dans l’atelier et jeta un œil intéressé aux travaux en cours.
— Il est agréable d’avoir des collègues compétents, reconnut-il avec un léger dédain. Puis-je vous enlever le maître d’œuvre quelques instants ?
Dans le langage du peintre, il s’agissait d’une urgence.
Pourtant, Ched ne se départit pas de son allure élégante pour grimper vers la tombe de Kenhir.
— Il fallait que je te montre au plus vite le dernier exploit de Paneb l’Ardent.
Un souci de plus... Le maître d’œuvre se demandait combien de surprises lui réservait encore cette journée harassante.
Ched le Sauveur s’immobilisa devant la paroi sur laquelle Paneb avait repris et modifié la représentation du prêtre faisant offrande au dieu Ptah. Elle était éclairée par une lumière douce qui mettait en valeur la finesse du trait et la beauté des couleurs.
— Mais... C’est splendide ! jugea Néfer.
— N’est-ce pas ? Un grand peintre est né.